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Sylvain, un homme bon mais une âme tourmentée

Sylvain était un homme bon et généreux, qui avait le sens du devoir. Ce grand sens du devoir et des responsabilités, il l’a montré plus souvent qu’à son tour, de manière très particulière pour l’époque. Au Québec, les femmes ont pris sérieusement en mains leur destinée dès les années 1970-1980. Le mouvement féministe s’est battu pour l’égalité sur bien des plans, et les hommes de notre génération, les baby-boomers, ont dû revoir leur rôle par rapport à la famille et au travail domestique. Sylvain a été parmi les pionniers en la matière.

Il a su rompre avec la tradition

J’avais, de mon côté, eu la chance de poursuivre mes études jusqu’à la maîtrise alors que Sylvain avait dû se trouver un emploi dès son secondaire terminé. Nous étions donc un couple plutôt marginal à l’époque puisque j’avais le revenu le plus élevé des deux (1). Parmi nos amis et connaissances, peu vivaient une situation comme la nôtre. Dans ce contexte, Sylvain a fait plus que s’investir davantage dans la vie familiale : il a carrément laissé de côté des études universitaires amorcées de soir, entre autres pour me laisser une plus grande latitude dans la poursuite de ma carrière tandis qu’il jouerait un plus grand rôle à la maison. Et ce rôle de soutien a été nettement plus important que ce qu’on aurait pu croire, compte tenu des modèles parentaux qu’il avait eus, très traditionnels. Entre autres choses, Sylvain s’occupait assez régulièrement des repas. Il faisait d’ailleurs mieux la cuisine que moi (ayant, en tant qu’aîné, fait la popote pour tous les gars de la maisonnée chez lui après le décès de sa mère et le mariage de sa sœur l’été suivant). Il a aussi très souvent fait une bonne partie du ménage, surtout quand je travaillais comme gestionnaire, avec des horaires plus lourds.

Une entrevue à la radio

Mais plus que tout, il a pris des congés sans solde pour que je puisse recommencer à travailler cinq ou six mois après la naissance des deux enfants, restant avec eux jusqu’à ce qu’ils aient un an. En 1985, année de la naissance de Vincent, les normes du travail au Québec n’accordaient que 2 jours de congé aux pères à l’occasion de la naissance de leur enfant. Ce congé de paternité que Sylvain a pris était si exceptionnel qu’il a même passé une entrevue à la radio de Radio-Canada pour parler de son vécu de père au foyer ! J’ai été surprise de voir que la situation des pères à la maison est encore tellement marginale en 2016 que des reportages portant sur cette réalité sont effectués (2). Sous cette vidéo sur le web il est écrit : « […], de plus en plus de pères acceptent de rester à la maison pour élever leurs enfants. S'ils peuvent en tirer une grande valorisation, ce nouveau rôle représente néanmoins des défis et va parfois à l'encontre de leur nature. » Sylvain n’a jamais remis en question ce rôle qu’il avait assumé pendant près de 8 mois pour chacun des enfants, même si son milieu familial ne l’y avait pas du tout préparé.

Conteur-né ...mais une âme meurtrie

Pour que l’on comprenne bien mon amoureux, il faut savoir qu’il était régulièrement à l’écoute des autres mais qu’il ne parlait pas beaucoup, sauf pour raconter des blagues ou des histoires vécues, mais de manière humoristique. Il était un conteur-né, un pince-sans-rire, mais je dirais par contre, un clown triste. À l’image d’Yvon Deschamps, il n’avait pas le bonheur facile (3). Son âme était meurtrie. Il y avait beaucoup de peurs et de détresse en lui. Il a vécu son enfance avec un père porté sur la boisson, qui avait parfois des accès de colère. En plus, Sylvain était un enfant plutôt difficile : il se tiraillait avec son frère cadet, agaçait sa sœur, n’obéissait pas à sa mère. Il se faisait donc souvent corriger physiquement par son père.

Sylvain a vécu de nombreux traumatismes, et pas seulement dans l’enfance. Plusieurs blessures émotionnelles lui ont percé le cœur, le laissant vulnérable, toujours aux aguets et méfiant face à la nature humaine. En plus du décès de sa mère dont je t’ai parlé, son père s’est enlevé la vie huit ans plus tard, aux prises avec une dépression mal traitée, mal contrôlée. Et vingt ans après, un parent très proche connaissait de gros problèmes de dépendance. Les médecins lui donnaient à peine trois jours à vivre à la suite d’une très sévère cirrhose : il a survécu et a accompagné Sylvain dans ses dernières heures. L’alcoolisme fait partie du bagage génétique de Sylvain. Et les troubles de l’humeur aussi…

La vie avec Sylvain n’a donc pas toujours été facile. C’était un homme bon, généreux, responsable, mais aussi angoissé, méfiant, irritable et ô combien tourmenté ! À l’extérieur, en public, au travail, il était plus souvent qu’autrement le comique, le gars généreux et drôle. Mais dans son foyer, son refuge, il se laissait aller, son mal-être ressortait. Avec Sylvain, peu de gestes de tendresse et d’affection. Très peu de mots aussi, pour dire son amour. Comment donner ce qu’on n’a pas eu ? Peut-être aurait-il fallu que je lise plus entre les lignes : mais c’était parfois écrit en lettres plus que minuscules.

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(1) « En 1977 le revenu disponible des femmes correspondait à 53,6 % de celui des hommes … ». Voir INSTITUT DE LA STATISTIQUE DU QUÉBEC, Conditions de vie. Portrait social du Québec. Données et analyse, 2010 (En ligne)

(2) Voir Éric BARBEAU et Julie PERREAULT, Être père à la maison, 2016 (Vidéo en ligne)

(3) Extraits de Luc BOULANGER, Yvon Deschamps : gens qui rient, gens qui peurent, 2002 (En ligne), consulté le 23 novembre 2016. Pour lui, la vie est assez grave, merci. « C’est un homme différent du personnage qu’il incarne, plus fragile, plus tendre », confie Clémence Desrochers, […] « Yvon est bien quand il est sur scène. Mais dès qu’il quitte la scène, il est moins bien dans sa peau. C’est un homme secret, pudique et mystérieux. » D’ailleurs, il est le premier à l’affirmer : « Je suis un angoissé chronique. » […] Au fond de ses yeux semble enfouie une lointaine détresse. Une sourde révolte. Une peur inexplicable. « La plus grande qualité qu’une personne puisse avoir, c’est son potentiel à être bien dans la vie, m’explique Yvon Deschamps autour d’un verre de vin. Or, moi, je ne l’ai pas du tout. »